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« Les chevaux » (2)
lundi 6 juillet 2015, par
Cette page du manuscrit de La Route des Flandres date de l’époque où Simon envisageait d’appeler son roman « Les chevaux », en jeu de mots avec « l’écheveau ». Elle est donc antérieure à l’été 59, datant probablement de l’hiver 1958. Le bloc d’où elle provient est d’un format assez peu courant (21 x 26,5). Largement retravaillée par la suite, elle correspond à une séquence située dans la première partie du roman. En voici la version définitive :
ce qui expliquait pourquoi le chant en chœur faisait partie au même titre que le maniement d’armes ou les exercices de tir du programme d’instruction des troupes parce que rien n’est pire que le silence quand, et Georges alors en colère disant : « Mais bien sûr ! », et son père regardant toujours sans le voir le boqueteau de trembles palpitant faiblement dans le crépuscule, l’écharpe de brume en train de s’amasser lentement dans le fond de la vallée, noyant les peupliers, les collines s’enténébrant, et disant : « Qu’est-ce que tu as ? » et lui : « Rien je n’ai rien Je n’ai surtout pas envie d’aligner encore des mots et des mots et encore des mots Est-ce qu’à la fin tu n’en as pas assez toi aussi ? » et son père : « De quoi ? » et lui : « Des discours D’enfiler des... », puis se taisant, se rappelant qu’il partait le lendemain, se contenant, son père le regardant maintenant, silencieux, puis cessant de le regarder (le tracteur avait terminé à présent, passait bruyamment derrière le kiosque, le métayer juché sur le siège haut perché, la tache claire de sa chemise seule visible dans l’ombre dense sous les arbres glissant, rattachée à rien, fantomatique, s’éloignant, disparaissant au coin de la grange, le bruit du moteur cessant peu après, le silence refluant alors) ; il ne pouvait plus distinguer le visage du vieil homme, seulement un masque flou suspendu au-dessus de l’énorme et confuse masse affalée dans le fauteuil, pensant : « Mais il a de la peine et il cherche à le cacher à se donner lui aussi du courage C’est pour ça qu’il parle tant Parce que tout ce qu’il a à sa disposition c’est seulement cela cette pesante obstinée et superstitieuse crédulité — ou plutôt croyance — en l’absolue prééminence du savoir appris par procuration, de ce qui est écrit, de ces mots que son père à lui qui n’était qu’un paysan n’a jamais pu réussir à déchiffrer, leur prêtant, les chargeant donc d’une sorte de pouvoir mystérieux, magique... »
La Route des Flandres, Minuit, 1960, p. 35-36 ; Gallimard, Pléiade, 2006, p. 215-216.
Collection particulière David Zemmour.
Nous reproduisons cette page manuscrite avec son aimable autorisation, ainsi que celle de Réa Simon.
Le manuscrit de La Route des Flandres est conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet (cote : SMN Ms 5).
D’autres manuscrits de ce fonds sont reproduits sur le blog de l’ARCS.
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