Association des Lecteurs de Claude Simon

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Alain Dupouy

mardi 3 septembre 2019, par Christine Genin

Pourquoi un étudiant tout à fait ordinaire, occupé en cette fin d’été 1978 à chercher sa pitance dans l’ancienne bibliothèque de Mont de Marsan, c’est-à-dire trouver enfin un sujet pour son mémoire de maîtrise en ouvrant au hasard et sans aucune méthode les ouvrages qui lui paraissaient les plus récents, puisqu’il cherchait un auteur vivant, dont il ne connaissait quasiment aucun nom, les programmes universitaires étant ce qu’ils étaient alors, pourquoi cet étudiant, fils de paysan grandi dans un monde sans livres comme bien d’autres à cette époque, a-t-il pris La Route des Flandres (là aussi, dirait-on, comme beaucoup) et s’y est-il intéressé, au point qu’aujourd’hui le déjà vieil homme qu’il est devenu a le sentiment qu’il y a pour lui un avant et un après Claude Simon ?

C’est, curieusement, la lecture des Communistes d’Aragon, cet énorme roman inachevé au titre, pour moi, assez décourageant (quelle erreur !), qui traite précisément de cette même période de mai 1940 dont les deux écrivains semblent n’avoir jamais réussi à sortir complètement et qui ont, étonnamment et par-delà leurs radicales différences, des thématiques communes, ne serait-ce que le matériau biographique compris comme un prétexte à l’écriture, qui m’a poussé à relire une fois de plus La Route des Flandres et, du coup, à parcourir votre site et sa page des « premières fois ».

Alors, oui, je me souviens de ma première fois : il m’en vient tout d’abord la sensation de lassitude et de découragement face à l’accumulation stérile d’ouvrages et de premières pages vite parcourues au hasard des murs de rayonnages parmi lesquels j’errais ; puis, sans raccord, l’image de ce livre, La Route des Flandres, moins l’image d’ailleurs que quelques sensations proprement matérielles : du bleu et du blanc, le poids souple du volume dans mes mains, l’épaisseur rugueuse, granulée des pages tournant sous mes doigts, que j’ai peut-être senties lourdes d’un plaisir à venir, en tout cas dociles à mon attente.

À cet instant, je crois, ou est-ce que j’imagine ?– mais non, j’en suis sûr, je l’ai encore sous mes yeux, mes yeux de maintenant et mes yeux d’alors, il s’est passé quelque chose, sinon, pourquoi l’aurais-je choisi, lui et pas un autre parmi tous les autres, quelque chose qui probablement n’arrive que lorsqu’on est jeune et un peu perdu, disponible alors au premier choc que l’on a la chance, ou la malchance, d’éprouver : dès les premiers mots (vous vous souvenez : « Il tenait une lettre à la main, il leva les yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de nouveau moi, derrière lui je pouvais voir aller et venir passer les taches rouges acajou ocre des chevaux qu’on menait à l’abreuvoir, la boue était si profonde… ») l’impression d’une voix que le jeune homme d’alors a comprise immédiatement, dans cette première page où le texte débute un peu au-dessus du milieu, comme s’il n’était que la suite d’un récit commencé depuis longtemps, cette page merveilleusement traîtresse parce que sa légèreté typographique et son caractère de paragraphe ne correspondent en rien à la compacité des pages qui suivent. L’impression de saisir au vol une conversation intérieure dont il suffisait de suivre la pulsation profonde pour s’y immerger, un peu comme un océan aux vagues duquel le corps se plie avec ravissement.

Bien sûr, c’est l’homme d’aujourd’hui qui parle ici, qui tente de rendre avec ses mots de maintenant la force d’attraction encore intacte qu’il a alors éprouvée. Le garçon de vingt-deux ans, lui, mettrait quelques mois à comprendre qu’il venait de pénétrer dans un territoire nouveau, inédit, immense. Et encore quelques années à se rendre compte qu’il avait fait de la tension formelle que Simon porte au plus haut, à cet endroit que son écriture ne cesse de creuser, une sorte d’étalon pour mesurer la valeur des livres qu’il ouvrirait tout au long de sa vie.

J’ai donc emprunté le livre et l’ai terminé chez moi. Puis, après avoir compris que sa bibliographie était déjà telle que je n’avais aucune chance de trouver quoi que ce soit d’un peu personnel à dire, je suis revenu à la bibliothèque, j’ai ouvert les livres de Simon qui s’y trouvaient et les premières pages de Histoire ( « l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe … » ) m’ont procuré à nouveau les mêmes sensations que La Route des Flandres ; la bibliographie en était très modeste dans ces années et j’ai trouvé assez vite le titre de mon travail : « L’écriture et la mémoire dans Histoire ». Je l’avais trouvé sans percevoir sur le moment que ce thème constituerait le cœur de mon goût profond et définitif pour tous les livres de Simon, déjà convaincu que l’aspect formaliste, dont Ricardou était alors le pape, ne prenait toute sa force que si on l’irriguait avec la puissance vitale qui m’emportait lorsque je le lisais, m’emportait et me défaisait, l’épigraphe de Histoire représentant peut-être le mieux, à mes yeux, l’univers du romancier :

« Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux.
Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux. »
Rilke

Enfin, tout cela n’a d’intérêt que pour moi ; mais votre site m’a donné l’occasion de revenir sur quelque chose de fondateur dans ma vie, et surtout l’occasion de relire une fois de plus les livres de Simon.
Je vous en remercie.

Alain Dupouy