Association des Lecteurs de Claude Simon

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Jean Paul Goux. « Si la beauté ... » (2006)

dimanche 29 mai 2016, par Christine Genin

« Si la beauté … »
par Jean-Paul Goux

« … et même belle, si la beauté est le contraire de la coquetterie et de la futilité … »
{L’Acacia}

Qu’écrirait-on, ou même aurait-on jamais commencé d’écrire sans cette effervescence et cet éblouissement qui vous ont agité et stupéfié à la lecture de quelques très rares œuvres : à l’adolescence, Au château d’Argol, un peu plus tard, La Recherche, et, dans l’été des vingt-quatre ans, passé le dernier concours, quand on pense faire enfin ses débuts dans la vie, L’Herbe, La Route des Flandres, Histoire ?

La beauté transporte et sidère tout en même temps : elle exerce sur vous ses pouvoirs despotiques dans le moment même où vous sentez en vous une force neuve, l’octroi gracieux, sans contrepartie, entièrement généreux, d’une liberté pas même rêvée. Vous lisez dans la ferveur, à peine cherchez-vous alors à comprendre ce qui vous arrive là, vous savez seulement, et vous vous le dites, que quelque chose vient de vous être révélé et que la littérature, c’est ça.

Parce qu’elle était une expérience à part entière, la première lecture de Claude Simon avait des effets qui ne se présentaient pas à vous avec clarté, et c’est bien après le temps de la lecture que vous pouviez chercher à nommer ce qui vous avait saisi et transporté. Et pourtant, par un curieux effet de l’œuvre révélatrice, il vous semblait alors que celle de Simon venait confirmer ce que vous saviez confusément, ce que vous désiriez, il vous semblait qu’elle venait ainsi apposer le sceau de la vérité sur vos aspirations littéraires —, en sorte qu’elle était comme le garant de la légitimité de vos projets. Les vraies révélations ont ceci d’étrange qu’en en faisant l’expérience vous êtes convaincu tout à la fois de découvrir des mondes entièrement inconnus de vous, et pourtant de reconnaître et comme de retrouver ce qui vous est le plus proche et qui vous est propre. On a découvert et aimé chez Simon tant de choses que l’on croyait tout en même temps reconnaître comme si on les avait de toujours connues.

Tout en lisant les poètes, on n’écrivait pas de poèmes : on aimait la prose et on était personnellement blessé de la voir humiliée dans tant de romans par son manque de tenue, son manque d’allure, son relâchement. Si « la littérature n’est pas faite pour agrémenter si peu que ce soit les loisirs d’autrui », par quel outrageant mépris de soi-même le roman pouvait-il reléguer son lecteur aux commodités du divertissement ? Comme chacun des autres arts, celui du roman devait être « purgé de tous les éléments qui ne lui appartiennent pas spécifiquement ». Ces trois romans de Simon lus dans l’été prouvaient, avec une radicalité qui n’était ni dans Argol ni même dans La Recherche, que l’art du roman peut être libéré du fardeau de la conduite d’une intrigue, que le mouvement dans le roman, ce qui pousse le lecteur à tourner les pages, peut être impulsé par autre chose que « l’appel de la suite », par autre chose, donc, que le récit : par l’énergie motrice de « cette syntaxe impérieuse » qui est évoquée dans L’Herbe. S’il y avait une foule de scènes dans chacun de ces romans, sans toujours comprendre comment elles étaient organisées ni même chercher à le faire, on était avant tout sensible au renversement des priorités romanesques qui faisait reporter sur la syntaxe la charge de créer les effets d’attente, le suspens caractéristique du récit, on aimait que l’attention du lecteur fût accaparée par les rebondissements d’une syntaxe en état de tension continue :

comme si elles se tenaient toujours là, mystérieuses et geignardes, quelque part dans la vaste maison délabrée, avec ses pièces maintenant à demi vides où flottaient non plus les senteurs des eaux de toilette des vieilles dames en visite mais cette violente odeur de moisi de cave ou plutôt de caveau comme si quelque cadavre de quelque bête morte quelque rat coincé sous une lame de parquet ou derrière une plinthe n’en finissait plus de pourrir exhalant ces âcres relents de plâtre effrité de tristesse et de chair momifiée [1]

Pas plus que ces multiples scènes ne s’organisaient en une intrigue qu’une conclusion serait venue boucler et résoudre, la phrase de Simon ne venait s’étrangler dans un point final, elle avançait, courait, proliférait – se développait en se gonflant sans discontinuer sous l’effet d’une germination incoercible : la beauté de ce mouvement d’expansion continu, l’émotion qui vous enlevait alors, on les associait de manière préférentielle à des images musicales, à la mélodie continue wagnérienne comme aux phrases sans fin des symphonies mahlériennes, parce que l’on pensait que le roman, lui aussi, devait reprendre à la musique son bien. On aimait ces pages pleines, saturées, qui remplissaient à ras bord l’enceinte de leurs marges afin qu’y jouent pleinement et s’y multiplient les mouvements browniens du sens. En se libérant des plaisirs d’assouvissement de l’intrigue, en transférant à la syntaxe de la prose les pouvoirs du roman, le roman multipliait la richesse de ses ressources, il vous ouvrait des espaces jamais vus, vous insufflait la même liberté et la même énergie qui l’animait, il vous communiquait le désir et la force d’écrire qui l’avaient porté.

Quand on était perdu dans une forêt de « il » et de « elle » difficilement identifiables ou dans les chevauchements chronologiques de scènes difficilement situables, on aimait retrouver des moules rythmiques caractéristiques :

[…] assis là, en demi-cercle sur des brouettes ou des seaux, se racontant de leurs voix monocordes, plaintives et maladroites leurs habituelles histoires de récoltes que le mauvais temps a empêché de rentrer, de prix du blé ou de la betterave [2] […]
[…] comme la couleur même de la guerre, de la terre, s’emparant d’eux peu à peu, eux, leurs visages terreux, leurs loques terreuses, leurs yeux terreux aussi, de cette teinte sale, indistincte qui semblait les assimiler déjà à cette argile, cette boue, cette poussière dont ils étaient sortis et à laquelle, errants, honteux, hébétés et tristes, ils retournaient chaque jour un peu plus […] (158-159)
[…] maintenant il était lancé, parlait sans s’arrêter, lentement, mais d’une façon continue, patiente, et, semble-t-il, comme pour lui-même, non pour eux, ses gros yeux fixés sur le vide, droit devant lui, emplis de cette même expression à la fois étonnée, grave et admirative […] (159-160)
[…] car peut-être ne parlait-il pas, n’avait-il même pas besoin de parler, immobile paisible et taciturne à côté de cette flamme immobile elle aussi, et non pas deux voix alternant mais peut-être une seule, ou peut-être aucune, peut-être le silence seulement rempli par cette trépidation monotone, ténue, qui, de la bouilloire, semblait se communiquer à la table, au sol, et lui et moi assis dans ces bizarres ténèbres diurnes au sein de l’aveuglant après-midi de septembre, et les abeilles au dehors, et le monde éclatant, bariolé, divers […] (H, 151-152)

Cette voix proférante, son allant et son emportement, son flux continu, la prégnance de ses rythmes commandés par le nombre, c’était la voix même du lyrisme, assimilé par le roman, débarrassé des complaisants épanchements narcissiques : l’émotion qu’elle engendrait, on sentait bien qu’elle n’avait rien à voir avec l’agitation des sentiments et, parce qu’elle n’était en rien psychologique, qu’elle était pleinement esthétique.
Le monde de ces romans était aussi le monde du lyrisme :

[…] (les volets là aussi tirés entre elle et l’éclatante, l’orageuse lumière de l’été moribond – l’été qui allait peu à peu ainsi s’épuiser, par degrés, d’orage en orage, comme si chacun emportait, lui enlevait un peu de sa substance – cette épaisse et opaque matière, comme la pâte d’un pinceau trop chargé, dans laquelle il semble être coulé tout entier : les lents ciels lourds, la lourde et verte senteur de foins coupés, d’herbe tiède, de terre tiède, de fruits tièdes, mûrissants, pourrissants –, les orages (comme celui de l’avant-veille) d’abord aussitôt épongés, bus par la terre velue, la molle et grise poussière, puis, peu à peu, attaquant l’été, le lavant, le détrempant, le trouant d’ombres transparentes, s’allongeant, puis, plus tard encore, l’entraînant, l’emportant, ni plus ni moins qu’une aquarelle se délayant, glissant, s’abîmant parmi l’humide, brun et silencieux froissement des feuilles qui se détachent, tombent, ne laissent plus à la fin que le noir entrelacs des branches nues et raides s’entrechoquant, oscillant avec raideur dans la virginale et métallique pluie d’hiver) […] [3] ,

le monde du lyrisme, le monde sensible des éléments et de la chair des femmes, le monde des ciels, des feuillages, de l’herbe, de la pluie et de la boue, « le monde effectivement éprouvé », avec ses lumières, ses couleurs, ses odeurs, ses bruits, ses chevaux, ses oiseaux, le monde d’abord perçu avant d’être interprété et compris, comme le crocodile d’Histoire, selon cette exigence de vérité dans le rendu que Proust appelait « le côté Dostoïevski de Madame de Sévigné » :

et là aussi sans doute l’odeur d’herbe écrasée froissée aplatie de sève verte et quelque chose dessus grisâtre terne immobile fait apparemment de carton ou de cuir bouilli et se terminant à une extrémité comme une branche cassée fendue l’écorce rugueuse fendue ou une vieille godasse aplatie déformée racornie l’empeigne déclouée de la semelle bâillant légèrement et tout aussi immobile aussi inanimé qu’un rebut une chaussure jetée abandonnée dans les orties d’un terrain vague l’ombre des tiges balancées jouant dessus un oiseau se posant sautillant repartant et toujours la même terrifiante immobilité […] (H, 260)

Et même si, donc, on ne comprenait pas bien, et si on ne cherchait pas toujours à le faire, comment était organisée cette foule de scènes des romans, on sentait bien qu’elle devait l’être selon ce même principe de vérité dans le rendu – non pas selon le principe abstrait et intelligent du déroulement d’un récit qui impose conventionnellement que ce qui vient après dans la chronologie vienne après dans la narration, mais selon l’exigence de vérité qui consistait à faire partager au lecteur l’expérience temporelle à laquelle s’attachait l’écrivain. Le sentiment du temps, combien il devenait plus présent lorsque la mémoire du lecteur était sollicitée – comme elle peut l’être dans une œuvre musicale où les développements procèdent par thèmes et variations –, par la reprise d’un motif descriptif d’une scène antérieure : « […] chuchotements au-dessous du silence dans l’odeur de plâtre effrité de tristesse de mort quelque bête pourrissant quelque rat coincé sous une lame de parquet puant se décomposant […] » (H, 382).

À la fin d’Histoire, justement, un passage de quelques pages mêlait ou montrait en surimpression les traces fragmentaires de plusieurs scènes appartenant à des strates temporelles distinctes qui surgissaient dans la mémoire du lecteur avec la même présence trouble (la même précision hallucinatoire et la même désinvolture quant à leur situation dans la durée, « les années se confondant s’intervertissant » (H, 21) comme les cartes postales dans le tiroir de la commode) que dans la conscience du narrateur. En lisant « la robe couleur de pêches » (380), « [d] ans les parties du bassin où l’eau reflétait les feuillages sombres des lauriers », « [s]ur sa jambe l’égratignure séchée avait la forme d’un petit carré irrégulier », « ténébreuses toujours assises dans le noir sur les fauteuils de soie jonquille se tenant là chuchotant rigides avec leurs noms wisigoths », « larmes dans ses yeux J’ai dit Mais tu le sais tu le sais tu le sais emplissant les coupes de ses yeux » (381), etc., on reconnaissait les divers fragments de phrases déjà lues : « Mais où était-ce ? se demandait-on, comment était-ce exactement, cette scène ? »… Parfois l’image et la situation de la scène revenaient aussitôt avec la phrase : « […] comme si elles se tenaient toujours là, mystérieuses et geignardes, quelque part dans la vaste maison délabrée […] » (10) ; parfois non, et on revenait en arrière, on cherchait le passage et on retrouvait, avec la phrase, la scène du musée romain avec Hélène, celle du lavage des photos avec Corinne, celle de la cueillette des cerises et de l’écorchure au mollet de Corinne, celle de la rupture avec Hélène, etc. ; parfois on abandonnait en se promettant d’y revenir plus tard, mais on savait que l’écrivain avait compté sur la vigilance de son lecteur, ou plutôt qu’il la lui avait despotiquement imposée afin qu’il éprouve dans les aller et retour de ses lecture et relecture que si l’expérience du temps et de la durée sont le domaine propre du roman, l’expérience de la réversibilité du temps en est le suprême accomplissement.

Par les va-et-vient de la lecture (qui appelait page après page la mémoire des pages antérieures) et de la relecture (qui anticipait page après page la mémoire des pages ultérieures), on éprouvait la nécessité de ces brouillages et de cette confusion des temps qui vous avaient tout d’abord égaré : ils étaient le moyen le plus vraisemblable et le plus réaliste de représenter le mode d’existence des souvenirs dans la conscience ou la demi-conscience ; leur incohérence, leur discontinuité et leur désordre apparents s’estompaient dans la relecture attentive comme les formes illisibles d’une anamorphose s’organisent en une figure identifiable lorsqu’on occupe la bonne place pour la regarder (mais où était-elle, cette image de l’anamorphose ?), ou comme la version latine du narrateur n’était qu’« une poussière de particules » (H, 110), « des mots […] mis tant bien que mal bout à bout » (47), faute d’avoir été « préparée » : la syntaxe pouvait seule faire apparaître le sens comme seules les associations suggérées à la mémoire du lecteur pouvaient révéler les liaisons temporelles organisées par l’écrivain, en sorte que la discontinuité apparente des fragments de souvenirs se fondait dans le flux continu de la durée créée par la lecture.

Ainsi, et parce qu’il ne suivait pas le fil d’une intrigue, le roman pouvait se développer comme un entrelacs finement ramifié, comme un tissu conjonctif aux fibrilles innombrables, la syntaxe même de sa phrase étant exactement appropriée, par son ouverture, sa disponibilité, à la nécessité de saisir toutes les possibilités de liaison et d’association qui se présentaient dans le mouvement de l’écriture. D’ailleurs, à cette image de l’entrelacs, qu’on n’aimait guère parce qu’elle ne suggère qu’un réseau de lignes situées sur le même plan, à celle du tissu conjonctif, qui faisait trop sciences-nat, on préférait l’image de la pâte pour évoquer l’effet produit par ces romans : la pâte, qui a du volume, qui remplit son contenant, qui est épaisse comme le temps et non pas claire comme le brouet des petits récits linéaires, la pâte bien liée par une main lente, et qui est consistante et fluide tout à la fois.

Cette image de la pâte paraissait d’autant plus adéquate qu’elle s’alliait à celle de la musique par ce trait commun de la liaison, c’est-à-dire du passage, de la transition : comme celui de sa syntaxe, le mouvement du roman tenait à une modulation continue, à des glissements de scène à scène obtenus ou suscités par toutes sortes de liants analogiques, lexicaux, phonétiques, sensoriels ou visuels, qui soudaient les fragments de scènes dans une masse tout à la fois compacte, souple et cohérente, comme dans cette troisième partie de La Route des Flandres où la surimpression des scènes du camp, de l’évasion et du coït avec Corinne trois ans après la guerre était opérée grâce aux liaisons de leurs sensations communes ou d’une association de mots : « […] tout à coup tout fut complètement noir, […] peut-être étais-je toujours couché là-bas dans l’herbe odorante du fossé dans ce sillon de la terre respirant humant sa noire et âcre senteur d’humus liaison lappant son chose rose mais non pas rose rien que le noir dans les ténèbres […] » (RF, 236) ; ou bien : « […] j’avais lu quelque part que les naufragés les ermites se nourrissaient de racines de glands liaison et à un moment elle le prit d’abord entre ses lèvres puis tout entier dans sa bouche […] » (239), par exemple ; ou comme, dans la seconde partie, l’évocation des chevaux sur le champ de course avec Reixach en casaque rose passait à celle des chevaux de la colonne avant l’embuscade avec Reixach en tête, et puis revenait au champ de course et puis retournait au chemin de l’embuscade dans une suite descriptive tout entière animée par le mouvement des chevaux, par le mouvement de leurs ombres sur les haies, celles de l’hippodrome et celles du chemin creux, par le glissement des « paisibles nuages cotonneux » (153) dans le ciel. On se disait que c’était rudement fort, ces longs enchaînements de séquences en mouvement qui rendaient caduque l’opposition scolaire de la description et de la narration, bien plus fort que « les clochers de Martinville ».

Ce que l’art romanesque des liaisons incorporait dans l’épaisseur de sa pâte, c’était aussi le monde de l’histoire privée et le monde de l’histoire collective, l’un et l’autre fondus dans ce mouvement lui aussi continu auquel seul pouvait s’appliquer le nom d’« Histoire », selon tel passage de L’Herbe :

Pour nous rappeler ce que nous n’aurions jamais dû oublier : c’est-à-dire que l’Histoire n’est pas, comme voudraient le faire croire les manuels scolaires, une série discontinue de dates, de traités et de batailles spectaculaires et cliquetantes […], mais au contraire sans limite, et non seulement dans le temps […], mais aussi dans ses effets, sans distinctions entre ses participants, la guerre elle-même n’étant plus seulement faite – c’est-à-dire supportée, c’est-à-dire endurée, soufferte […], supportée par les hommes dans la force de l’âge mais encore et au même titre par les enfants et les vieilles dames comme elle, chapeautées, gantées, impavides, capables de se tenir assises très droites sur leurs valises comme si elles étaient en visite pendant soixante-dix heures ou plus de wagon à bestiaux, d’arrêts en pleine campagne, de bombardements, de gares aux foules hurlantes et faisant preuve (les vieilles dames, et même aussi les enfants) d’autant de tranquille courage – ou inconscience : c’est la même chose – que les jeunes, farauds, héroïques, désuets et absurdes Saint-Cyriens en casoar et gants blancs […] (35-36)

L’exigence de vérité dans le rendu, le souci de représenter « le monde effectivement éprouvé » imposaient de placer sur le même plan, sans hiérarchie de valeur, toutes ces histoires familiales et personnelles qu’on supposait pleinement autobiographiques et ces histoires liées à la guerre qu’on supposait tout aussi pleinement autobiographiques : les vieilles tantes, les contrepèteries de Lambert, les amours et les robes de Corinne, la mère veuve et les cartes postales de ses quatre années de fiançailles, l’alambic d’oncle Charles, etc., et en même temps une fusillade sur une voiture arrêtée dans une rue de Barcelone en 36, une embuscade dans un chemin creux en mai 40, un wagon à bestiaux rempli de prisonniers, la sensation de peur de l’évadé regardant manœuvrer un tank allemand derrière un rideau de feuillages, etc.

À vrai dire, exactement de la même manière qu’on avait été d’abord perdu dans une forêt de « il » et de « elle » ou dans les chevauchements chronologiques, un moment venait où l’on ne savait plus auquel des trois romans appartenait telle ou telle de ces scènes : mais plutôt que d’y voir simplement une défaillance de mémoire du lecteur, on considérait que c’était un effet de l’œuvre elle-même, et qui était œuvre précisément parce qu’elle liait de livre en livre les éléments d’une même matière, parce que de livre en livre elle travaillait une même pâte faite des mêmes composants, en sorte que la discontinuité apparente des fragments de souvenirs propres à chaque roman se fondait maintenant elle aussi dans le flux continu de l’œuvre – de l’ensemble des romans. Comme il y a une vue myope et une vue presbyte, il vous semblait que les romans vous imposaient deux modes distincts d’usage de la mémoire : une mémoire myope appropriée à la lecture de près pour chaque roman, et une mémoire presbyte appropriée à la lecture de l’œuvre et seule susceptible de vous en faire éprouver l’unité et la cohérence, la continuité.

Et puis il y avait – et on aimait – ce côté furibond, par moments, cette joyeuse férocité qui se débondait avec une souveraine liberté de ton, cette violence furieuse et implacable mais drôle qui tantôt s’acharnait sur quelques objets privilégiés d’exécration : les antiquaires-ruffians, les assis, les ex-colons, les palinodies des politiques, les inégalités sociales et les mépris de classe, l’argent, la banque, l’armée, la religion, le progrès et le sens de l’histoire :

Nous y voilà : l’Histoire. Ça fait un moment que je pensais que ça allait venir. J’attendais le mot. C’est bien rare qu’il ne fasse pas son apparition à un moment ou un autre. Comme la Providence dans le sermon d’un père dominicain. Comme l’Immaculée Conception : scintillante et exaltante vision traditionnellement réservée aux cœurs simples et aux esprits forts, bonne conscience du dénonciateur et du philosophe, l’inusable fable – ou farce – grâce à quoi le bourreau se sent une vocation de sœur de charité et le supplicié la joyeuse, gamine et boy-scoutesque allégresse des premiers chrétiens, tortionnaires et martyrs réconciliés se vautrant de concert dans une débauche larmoyante que l’on pourrait appeler le vacuumcleaner ou plutôt le tout-à-l’égout de l’intelligence alimentant sans trêve ce formidable amoncellement d’ordures, cette décharge publique où figurent en bonne place, au même titre que les képis à feuilles de chêne et les menottes des policiers, les robes de chambre, les pipes et pantoufles de nos penseurs, mais sur le faîte duquel le gorillus sapiens espère néanmoins atteindre un jour une altitude qui interdira à son âme de le suivre, de sorte qu’il pourra enfin savourer un bonheur garanti imputrescible, grâce à la production en grande série de frigidaires, d’automobiles et de postes radio. (RF, 172)

et tantôt paraissait conjurer une aversion ou un effroi tout intimes, comme on le voyait dans tant d’évocations de la vieillesse :

Et l’autre toujours là, vieux con sur fond de filles à poil, avec son col devenu lui aussi trop grand, bâillant d’au moins deux centimètres, cylindre cartonneux et amidonné d’où sortait un de ces cous de tortues grisâtre sillonné de croisillons se tendant hors d’une carapace à l’intérieur de laquelle son corps ne serait plus qu’un flasque amas de tendons et de peau fripée maintenu debout par les vêtements, ses yeux chassieux n’arrêtant pas de m’espionner, me soupeser avec cette même fourberie craintive, méchante, comme si les yeux et la bouche parlaient pour ainsi dire parallèlement, ou plutôt comme si la bouche parlait séparée du visage, les lèvres sous la moustache dégoûtante de nicotine disant […] (H, 68 )

[…] et les vieilles reines semblables à des sortes de crustacés, de sombres homards bleu-noir vidés de leurs intérieurs et dont subsistaient seules les carapaces, les perruques grises, les visages jaunes, les corselets brodés, posés un peu de guingois dans les fauteuils dorés, avec cet imperceptible inclinaison qui distingue une carcasse morte ou un mur en ruines d’un organisme (chair ou pierre) vivant […] (87)

Cette œuvre qu’on découvrait et qu’on allait bientôt lire entièrement avant de se précipiter sur chaque nouvelle parution – sans pouvoir imaginer que ses plus belles choses étaient encore à venir : L’Acacia, Les Géorgiques –, elle avait pour vous d’autant plus d’importance qu’elle était précisément en train de se faire, quand celle de Proust était achevée depuis cinquante ans déjà, quand celle de Gracq s’éloignait du roman avant de l’abandonner tout à fait. Que l’œuvre de Simon fût exactement votre contemporaine conférait à sa présence une force agissante très particulière : elle n’était pas seulement l’étalon qui permettait d’apprécier la qualité de vos propres exigences littéraires, ni seulement un aiguillon pour les approfondir ou un garant pour les soutenir, elle justifiait et encourageait vos aspirations exactement comme si vous aviez avec elle participé à une entreprise commune, elle nourrissait en vous le sentiment de la solidarité dans la poursuite de son accomplissement. On se figurait en effet que l’histoire du roman dessinait non pas certes la courbe d’un progrès mais celle d’une évolution irréversible qui périmait de moment en moment ses formes antérieures et à la pointe de laquelle s’avançait un noyau d’inventeurs, puisque « les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles ». Et l’on se figurait, en lisant sur les rabats de couverture d’Histoire les éloges des journalistes littéraires du moment, que l’œuvre de Simon, si unanimement admirée pour sa beauté, allait contribuer à nettoyer une fois pour toutes les tables des librairies des mille petits romans inutiles qui les encombraient saison après saison.

Trente-trois ans ont passé. L’œuvre de Simon continue de prouver que la beauté du roman ne consiste pas dans la représentation d’une beauté qui existerait hors de lui, mais dans cette « transmutation intégrale du monde en splendeur » qu’accomplit l’œuvre elle-même.

***

Ce texte a été publié en 2006 dans le numéro 2, Claude Simon, maintenant des Cahiers Claude Simon, p. 83-94. Nous remercions vivement Jean-Paul Goux de nous autoriser à le reprendre aujourd’hui en ligne.

 Jean-Paul Goux sur le site des éditions Actes Sud
 Jean-Paul Goux sur remue.net

Mots-clés

Goux, Jean-Paul 

[1Claude Simon, Histoire, Minuit, 1967, p. 10 (désormais abrégé en H).

[2Claude Simon, La Route des Flandres, Minuit, 1960, p. 120 (désormais abrégé en RF).

[3Claude Simon, L’Herbe, Minuit, 1958, p. 213-214.