Association des Lecteurs de Claude Simon

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Joëlle Gleize

dimanche 13 juin 2021, par Christine Genin

Relecture des Géorgiques, par temps de pandémie

Avec le sentiment de bénéficier d’un temps supplémentaire exceptionnel, d’un temps offert – du moins pendant le premier confinement – j’ai lu ou relu, pour le plaisir, sans objectif d’étude : Kafka, Volodine, Jaume Cabré, et puis d’autres, dont Claude Simon et ses Géorgiques. Et je n’ai pas été déçue. Bien sûr, j’ai retrouvé tout ce que j’aime dans les livres de Simon, le feuilleté des temps, le montage des fragments et plus encore le rythme de la prose simonienne, avec cette souplesse fascinante qui va du staccato du début à l’ampleur dans la description du froid de la deuxième partie ; et la profusion étourdissante de ce monde d’images et de sensations. Mais ce qui m’a frappée cette fois dans ce livre, c’est l’abondance de personnages et d’histoires, son côté « romanesque », comme un contrepied aux romans précédents.

Or précisément, à propos des archives retrouvées de son ancêtre Lacombe Saint-Michel, Claude Simon en a souligné les potentialités romanesques auprès de John Fletcher : « Il y a matière à dix romans », ajoutant : « mais vous vous doutez bien que je ne me propose pas d’écrire une saga historique [1] ».

Pourtant, quelque chose de ces romans, de cette saga refusée, reste bien présent, mais à l’arrière plan, sous forme de bribes, d’histoires seulement ébauchées, ou à l’inverse, résumées. Cette densité de romans possibles forme comme une musique de fond qui a contribué au plaisir de ma relecture. Le lecteur est souverain, il peut s’arrêter quand il veut pour associer ou relier les esquisses d’histoires à d’autres fragments, pour compléter le non-dit, pour l’imaginer. Dans ce roman si somptueusement construit, c’est donc l’inachevé - ou ce qui semble tel – qui m’a retenue, suivant l’exemple donné, dans le Prologue, par le dessin imité de Poussin.

Si tous ces fragments ont quelque chose de « romanesque », notion pourtant éminemment suspecte pour Simon, c’est parce qu’on peut les assembler autour d’un personnage, un personnage avec un ancrage historique documenté, même si sa caractérisation est parfois disparate voire contradictoire : traits physiques et psychologiques, fonction, et nom propre, du moins des initiales ou un surnom. Des personnages parfois même dotés de portraits ; bref des personnages un peu balzaciens… Mais on est dans un livre de Claude Simon : ces micro-histoires sont discontinues et non chronologiques, faites de fragments dispersés qui reviennent à des moments espacés du livre, en des termes semblables et différents, avec des détails ou des développements complémentaires - comme pris dans une spirale qui les ramènerait à la surface, bien plus loin et plus longuement ; des histoires reprises et répétées, dont les éléments s’accumulent dans la mémoire, mais sans jamais former une totalité.

Je parlerai très peu de la principale matière à roman (historique), celle qui concerne le général LSM : Simon raconte à sa façon, par le montage de fragments, un morcellement parfois extrême ainsi que l’insertion de nombreux documents d’archives, (la correspondance de LSM surtout), son « destin hors série, à la fois violent, sacrilège, indocile, ou plutôt indomptable » (p. 753) : une histoire d’ascension et de déclin – qui serait là encore un peu balzacienne ? – mais discontinue et non chronologique. La narration en est dynamisée par le secret, annoncé en III mais dévoilé très tardivement, de l’existence farouchement occultée du frère royaliste, émigré, proscrit et exécuté en application d’une loi votée par LSM. 

À côté de cette histoire, on trouve donc ces récits esquissés ou condensés, repris de façon récurrente, qui accentuent pour moi le romanesque du livre tout entier ; je n’en donnerai que trois exemples, pris dans les parties I III et V [2].

C’est tout d’abord le roman de « Marianne la hollandaise [3] », la belle huguenote rencontrée à l’opéra de Besançon, dont LSM s’éprend et qu’il épouse. D’elle, on ne connaît guère que sa disparition précoce. Elle n’est présente que sous la forme d’un tombeau austère vers lequel le narrateur-visiteur, guidé par le dernier propriétaire du château en ruines, marche dans la boue, sous les carolins, pour en déchiffrer l’épitaphe (p. 749-751). Cependant la première partie se clôt sur une sorte de déclaration d’amour éternel à la défunte, dans une lettre de LSM : « Que me font à moi une fortune et des honneurs dont le plus grand prix eût été de les partager avec cette femme adorée ensevelie dans le néant depuis si longtemps et dont le souvenir après vingt ans me déchire le cœur. » (p. 692) Comme une sorte de roman élégiaque à peine esquissé, et dédié à un fantôme.

C’est ensuite l’histoire du second mariage de LSM le régicide avec une fervente royaliste. Évoquée au détour d’une phrase au début [4], l’histoire s’étoffe un peu dans la dernière partie : « cette Adélaïde ou plutôt cette Omphale sauvée par lui au plus fort de la Terreur, épousée trois jours après le 10-Thermidor » ( p. 896). Puis un micro-roman se construit à partir d’hypothèses : « cette future Omphale (rencontrée où ? quand ? comment ? : peut-être entrevue ou reconnue entre deux gardes dans un corridor, dans l’antichambre d’un greffier, d’un de ces procureurs trempés dans l’encre, pâle, tremblante, implorant à travers ses larmes le monumental guerrier, octroyée avec un haussement d’épaules à titre de faveur, de récompense de butin ?), costumée déjà peut-être sous son vaste et sombre manteau, le capuchon qui dissimulait son visage, en Julie, en Briséis, la poitrine soulignée d’un ruban, les cheveux coiffés à la grecque… » (p. 900-901). La figure d’Adélaïde se précise ainsi de références romanesques et mythiques et l’histoire se développe avec le récit de la première étreinte dans un « cabriolet à la capote baissée » emporté au galop … (p. 901-2) (on songe à Mme Bovary). Dans les dernières pages, « la captive, la plaintive et rapace Briséis » (p. 902) n’a plus rien d’une victime : dotée de « la même impétuosité, la même hardiesse » (p. 945) que les deux frères Lacombe-St Michel, on l’entrevoit disputant âprement une part d’héritage au fils né du premier mariage de LSM, avant de renier la mémoire de celui-ci pour obtenir les faveurs royales sous la Restauration. Par l’ancrage historique, la dimension procédurière et juridique avec citations de pièces de procès, cette ébauche de roman a quelque chose d’une « scène de la vie politique » balzacienne. Mais seulement en cela, ce matériau narratif.

Enfin, l’histoire la plus romanesque et la plus sensiblement absente pour le lecteur, celle qui fait véritablement défaut, est celle du frère de Jean-Pierre LSM, Jean-Marie, « comme un double en creux du premier » (p. 929). Les dernières lignes de la troisième partie en créent l’attente, comme dans un feuilleton-roman du siècle précédent : « […] et le garçon : “Alors il avait un frère ? Mais pourquoi… ”, et l’oncle Charles : “ Tu veux dire : pourquoi est-ce qu’on n’en a jamais parlé ? Eh bien voilà : précisément !” » (p. 811). Une seule scène, hypothétique et fictionnelle, de ce roman est développée : la scène dramatique – mais sans pathos – de l’ultime rencontre nocturne des deux frères [5]. La vie de fugitif de Jean-Marie est, quant à elle, évoquée par brefs fragments : c’est un animal traqué, un gibier. On ne saura pas pourquoi il est revenu d’exil en pleine Terreur, on n’aura pas le récit de ses relations de jeunesse avec son aîné, ni avec Batti auprès de qui il se refugie dans sa fuite. Ce roman esquissé est un roman fantôme, comme l’« invisible et ricanant fantôme au corps criblé de balles » (p. 957) qui hante le général à la fin de sa vie et du livre, et la sensation de son absence est encore renforcée par l’insertion in extenso du jugement de condamnation du proscrit, factuel et lacunaire, forcément déceptif.

La dernière partie s’organise à partir des principaux personnages de la saga de l’ancêtre : scandée par plusieurs paragraphes commençant par « Et » suivi d’un nom [6], elle porte à son comble la tension dramatique entre le romanesque d’une part, avec des expansions des ébauches précédentes et le documentaire, d’autre part, avec les longues citations d’archives. Dans ce roman qui marque un seuil dans l’œuvre de Simon, le jeu avec le romanesque du XIXe siècle (en particulier avec le roman balzacien – pastiché au début de la troisième partie), donne paradoxalement à son écriture un nouvel élan ; et les données factuelles, la non fiction lui permettent ironiquement de défier toute vraisemblance, autant que de se risquer sur les territoires du biographique et de l’affect, ce que reprend et développe le roman suivant, L’Acacia.

Il faudrait évoquer d’autres histoires ébauchées, comme celle de l’ambassade de LSM à Naples avec humiliations, expulsion, puis capture par des pirates et rétention douce par le bey de Tunis ; ou bien celle de l’imposant buste de marbre que recherche le narrateur et dont ne subsiste plus qu’une trace sur un tapis. Pour finir, je reviendrai à l’histoire du frère, si vivement manquante, pour préciser qu’elle hante également les autres parties : surtout, en IV, le récit de l’expérience de O., gibier traqué en 1936, et même, en II, celle du brigadier agressé par le froid pendant l’hiver de 1939-40. Car l’Histoire, que Simon décrit comme un auteur à la « facétieuse perversité [7] », fait se ressembler jusqu’à se confondre les expériences de ceux qu’elle écrase, et quelle que soit l’époque ; telle l’expérience de l’enlisement dans une fondrière– que le lecteur attribue d’abord à Jean-Marie en raison du contexte, mais qui pourrait être celle d’autres fugitifs et dont Simon a dit - hors roman - que c’était son expérience personnelle [8].

Lecture

« — et une fois il s’engagea dans une fondrière, le sol d’une clairière (ou plutôt ce qu’il croyait être une clairière) de plus en plus spongieux sans qu’il y prît garde (il avait déjà traversé des prés, des bois détrempés), le bruit de succion de l’eau sous les hautes herbes de plus en plus fort à chaque pas, jusqu’à ce qu’il dût faire un effort pour lever les pieds, les décoller du sol, les arracher à ces sortes de ventouses qui semblaient retenir ses semelles, ne plus vouloir les lâcher, puis soudain enfonçant jusqu’à la cheville […] et enfin, exténué, long à reprendre son souffle, à l’abri de nouveau des hautes fougères, contemplant l’innocente et perfide clairière sur laquelle les ombres des arbres commençaient à s’allonger, les deux mêmes papillons blancs qui continuaient à monter et descendre dans le soleil et les libellules étincelantes, horizontales, suspendues immobiles sur leurs ailes de métal, changeant subitement de palier, de nouveau immobiles dans l’air immobile, et lui sentant monter en lui une espèce de joie sauvage, de triomphe, de paix — » (Les Géorgiques, Pléiade, II, p. 923-924).

 Joëlle Gleize est membre du conseil d’administration de l’Association des Lecteurs de Claude Simon. Elle a co-dirigé les Cahiers Claude Simon.


[1Voir la notice de l’édition de La Pléiade, Œuvres II, p. 1496.

[2Soit les parties consacrées à LSM et à sa descendance, la vieille dame, le narrateur. On rencontre beaucoup moins d’ébauches d’histoires dans les parties II et IV, centrées l’une sur l’escadron puis le brigadier, l’autre sur le personnage de O. (Orwell).

[3C’est là un titre attesté dans les brouillons.

[4« En pleine Terreur, il est élu secrétaire de la Convention et sauve une royaliste qu’il épousera en secondes noces. » (p. 656).

[5Sur cette rencontre, voir le bel article de David Zemmour : « “Bref carrefour nocturne” : Quand Jean-Pierre rencontre Jean-Marie ou l’entrevue des deux frères dans Les Géorgiques de Claude Simon », p. 23-31, dans Claude Simon. Rencontres, Anne-Lise Blanc et Françoise Mignon dir., Perpignan, éditions Trabucaire et Presses universitaires de Perpignan, 2015.

[6« Et lui (lui, l’ancien capitaine de bombardier, l’ex-député de la Montagne […] » (p. 885) ; « Et cette morte, Marianne […], (p. 895) ; « Et l’autre, cette seconde femme, la royaliste, (cette Adélaïde […] (p. 896) ; « Et ce frère ! […] (p. 911) ; « À Batti, à elle […] (p. 912) ; Elle donc (Batti) […] (p. 949).

[7L’aventure de O. est comparée à un roman dont le narrateur serait le mort lui-même, et l’auteur l’Histoire ; un auteur « surpassant par sa facétieuse perversité ces auteurs qui se divertissent à plonger le lecteur dans la confusion en attribuant plusieurs noms au même personnage ou, inversement, le même nom à des protagonistes divers, et comme toujours agissant (l’Histoire) avec sa terrifiante démesure, son incrédible et pesant humour » (p. 868-9).

[8Voir l’édition Pléiade, note 25, p. 1551.