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la danseuse étoile au visage renversé

dimanche 3 mai 2015, par Christine Genin

Longtemps après que les derniers éclats des cuivres eurent retenti, que les derniers roulements des timbales se furent éteints, que le rideau se fut refermé, la salle aux cinq étages de balcons blanc et or en fer à cheval, aux loges et aux sièges garnis de velours pourpre, au lustre gigantesque, continua à crépiter du bruit des applaudissements, comme le tapage d’une grêle sur un toit, noyant tout, submergeant les quelques vivats poussés ici et là, vacillant, reprenant, s’enflant de nouveau, emplissant le vaste vaisseau d’un monstrueux grésillement, vaguement inquiétant, comme celui de ces cataractes sauvages où basculent par milliers des tonnes d’eau, menaçant presque, et à travers lequel les vivats qui redoublaient semblaient comme des cris de détresse, d’alarme, de fureur même, chaque fois que le rideau s’ouvrait à nouveau et que dans les pinceaux blafards des projecteurs s’avançait au centre de la scène la minuscule silhouette semblable à une irréelle apparition qui aurait emprunté : non pas chair, muscles et peau mais faite, semblait-il, d’une matière phosphorescente, ses contours imprécis, estompés et poudroyants ne dessinant pas tant un corps, de chatoyants replis de soie, qu’une succession d’attitudes : s’inclinant, ployant un genou, ramassant avec grâce l’un des bouquets qui, comme d’insolites projectiles, semblaient jaillir çà et là sous l’effet de ressorts cachés dans la tumultueuse pénombre, s’éparpillaient dans l’éclairage cru de la rampe autour de la danseuse étoile au visage renversé, levé vers les cintres, bras tendus en avant, paumes ouvertes, saluant de nouveau, puis disparaissant, le lourd rideau couleur de sang de nouveau refermé, ses lourdes franges venant s’entrechoquer, rejaillir comme des vagues, s’écarter en sens inverse, se rejoindre, se balançant encore un moment, puis s’immobilisant, les applaudissements et les clameurs maintenant assourdis, les quinze invités continuant toutefois à les percevoir, lointains, s’égrenant, mourant, puis renaissant, s’enflant à nouveau, exigeants, tandis qu’on les guidait dans un dédale de colonnes, de marbre blanc, d’escaliers et de galeries où semblaient errer les inconsolables fantômes des défuntes grandes-duchesses et des défunts chambellans, franchissant à la fin une porte au-delà de laquelle s’ouvrait soudain un espace sans limites ni dimensions précises, c’est-à-dire qu’à l’exception d’un vaste plancher
poussiéreux et du rideau de scène baissé (poussiéreux et grisâtre lui aussi de ce côté) qu’elles éclairaient, les lumières aveuglantes de
quelques ampoules électriques pendant ici et là se perdaient dans d’indistinctes ténèbres vaguement peuplées de feuillages en carton, de chassis, de toiles peintes ondulant faiblement dans l’aigre courant d’air qui gonflait aussi par moments l’immense rideau de scène à travers lequel parvenait de nouveau, plus proche maintenant mais comme d’un autre monde, le crépitement des derniers rappels, des derniers applaudissements, scandés à présent, obstinés, sa raréfiant toutefois peu à peu, se désunissant pour ainsi dire, se désintégrant, de moins en moins nourris puis, à la fin, cessant, laissant place (quoiqu’ils (les quinze invités) aient commencé de l’entendre aussitôt franchie la porte qui donnait accès aux coulisses) à la tranquille cacophonie de coups de marteau et de choses entrechoquées ou traînées comme il en règne sur les chantiers de démolition ou plutôt les lieux de quelque désastre, naturel ou pas, et au centre duquel, grisâtre elle aussi, comme recouverte aussi (ou plutôt faite de, matérialisée à partir de et prête à y retourner) de cette poussière qui semblait, comme une pluie de cendres, s’être indifféremment abattue sur les toiles du décor, les faux nuages d’étamine, le faux clair de lune, les machinistes, le plancher, se tenait la vieille dame, un bouquet de fleurs flétries au creux du coude : une naine presque, fragile dans ses impalpables voiles couleur de poussière, exténuée, les épaules hâtivement recouvertes d’un de ces châles au crochet comme on en voit aux concierges ou aux pensionnaires d’hospices.

Claude Simon, L’Invitation, Minuit, 1987, p. 14-17

En hommage à Maïa Plissetskaïa, grande danseuse et femme libre, qui vient de mourir et que Simon avait encore vue danser au Bolchoï en 1986 (ci-dessus dans Roméo et Juliette en 1961).

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